Une douleur me
tord le ventre et vampirise mon énergie. Sans doute la tension
nerveuse de l'échéance qui me terrorise depuis quelques mois, ou une intoxication alimentaire comme souvent. Sans doute...Je ne sais pas, et puis je m'en fiche, je sais bien qu'avec mes 70 ans approchant, ma vaillance diminue.
Lorsque je suis entrée dans la maison une foule de souvenirs se sont jetés sur moi comme des morts de faim. Comme si ils m’avaient attendu blottis derrière la porte d’entrée. Il y a eu l’odeur de la maison : ce parfum unissant l'odeur de bois ciré de l'escalier, et celle de briques humides de la cave, et puis les dalles noires et blanches du carrelage de l'entrée. Celles sur lesquelles je jouais à la marelle improvisées les Jeudi après midi solitaires quand il pleuvait dehors. Je repensais a l'engourdissement du temps passé a attendre mes parents qui travaillaient au magasin dans la rue Grande. Ce désert d’ennui cadencé par les arrêts et démarrages des voitures au feu rouge dans la rue, et par le battement des secondes à l’horloge du salon. J'attendais.
Mes pas résonnent, les claquements de mes talon en écho sinistre dans cette maison vide. Je regarde la maison de mon enfance que je vais vendre d’un mouvement de stylo chez le notaire. Je suis seule, j’ai demandé à Arnaud si il souhaitait m’accompagner, mais le boulot l'avait retenu sur Lyon. Je n’ai pas su lui dire que j’avais besoin qu’il soit avec moi, je ne sais pas trop dire ces choses-là.
Je tourne en
rond dans le salon vide autour de la raison de ma venue plantée en plein
milieu de la pièce, un vieux piano droit en bois sombre. Mon locataire avait été tellement pressé de rejoindre son nouveau destin dans le Sud, qu'il avait laissé, dans sa hâte, cet instrument derrière lui. Un colosse encombrant qu'il fallait maintenant évacuer.
Me voilà à
regarder ses lignes courbes, et ses arrêtes. J'avais appelé plusieurs magasins, on m'avait vite découragé en m'expliquant qu'à l'heure de l’électronique, un piano était a peu près aussi utile qu'un parpaing. Mais je ne me serais pas faite à l'idée de l'envoyer vers une déchetterie. Un instrument de musique cela a une âme, cela a fabriqué des émotions. Il me paraîtrait humiliant, et déshonorant de l’envoyer se faire incinérer avec les restes
de meubles, ou de parquet flottant. Je me rappelais aussi de mes propres leçons de piano, de ces séances de tortures infligées par une vieille fille acariâtre. Ma mère avait des rêves de destin bourgeois pour moi, et le piano devait faire partie de ma panoplie de jeune fille. Même si cela m'a guéri à tout jamais d'avoir goût à la
musique, je respecte l'instrument.
On frappe. Un
jeune gars à la tignasse bouclée, un autre avec un tee-shirt improbable, et un
dernier, petit râblé barbu s’encadrent dans la porte d'entrée. Trois pieds nickelés qui m’arrachent un sourire. Les
animateurs de l’école de musique voisine que j'attendais et qui viennent me débarrasser du piano.
"Bonjour, Mme Chantal Gréard ?"
Je fais un signe de la tête.
"C'est bien cela, bonjour, entrez."
"Bonjour, Mme Chantal Gréard ?"
Je fais un signe de la tête.
Je les guide, ils envahissent le salon, et ils remplissent de leur bavardage cet espace vide la seconde d’avant, un babillage qui me sort de mon repli déprimant. Ils s’avancent vers le piano. J’apprends que c’est un « Demonet ». Le nom d’un facteur de piano aveugle qui avait fabriqué une centaine d’instruments à Vichy entre les deux guerres.
Le grand
bouclé caresse le clavier et les touches de bois noires. Ses doigts fins
s’approchent des touches, et les premières notes de « la vie en rose »
viennent emplir la pièce d’un jaillissement de vie.
Ces notes ont un effet fou, je nous revois
mes parents et moi, assis autour de la table du salon. Le repas dominical terminé, mon père regardait sa
femme, sa Camille, qui s’émouvait des chansons de la môme Piaf. La voix de la chanteuse sortaient encore plus nasillarde de l’électrophone familial dans le salon. Maurice riait et entonnait les refrains en
roulant exagérément sur les consonnes. « quand il me prrrrend dddans
sssses brrrass Je vois la vie en rrrrossseuuuu ». Il roulait les yeux en faisant
mine de se pâmer d’amour et en me regardant avec un bon gros sourire tendre.
Je riais à
gorge déployée.
Les mains des
3 hommes soulèvent maintenant la pièce d’ébénisterie, et la posent délicatement sur un grand plateau à roulettes qu’ils ont amené, le
mobile formé est dirigé vers l’entrée comme on pousse le fauteuil roulant d’une vieille dame. Ils ont l'air d'avoir l'habitude de déplacer ces instruments. Le
piano sort avec peine dans la rue, et ils le dirigent vers la rampe d'un camion qui l'attendait. Je me met en retrait, je ne veux pas voir ce départ, alors je les laisse sur le perron, en leur disant au revoir. j'entends la réponse tendue par l’effort lancée par dessus de leur épaule. Une fois fermée la porte derrière moi, je parviens à reprendre mes esprits.
Je me dis que c'est, d'une certaine façon, un soulagement, le paiement irrégulier des loyers par le locataire avait toujours été un motif d’inquiétude. Finalement, cette maison dans une ville bourgeoise de province ne représentait rien pour mes enfants, et plus grand-chose pour moi.
La tristesse prend le dessus. L'amertume du temps qui vous dépasse et vous dépossède de ceux que l’on aime.
La tristesse prend le dessus. L'amertume du temps qui vous dépasse et vous dépossède de ceux que l’on aime.
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