mardi 28 mai 2019

Les Nuits


Les nuits

Puisque tu vivais sur un autre continent, le téléphone mobile est vite devenu un prolongement de nos élans. Tu as pris une place considérable dans ma vie, chaque instant je pensais à toi. J’avais peur de ce que je ressentais, mais j’étais fasciné.
Ton visage a commencé à se dessiner au travers de nos messages, tu étais le désir, la joie, le mouvement. Tu étais libre. Moi, J’étais la morale, la sagesse, la retenue. Je voyais cette adolescente quadragénaire qui prenait un malin plaisir à me provoquer. Je n’ai pas compris cela. Je pensais ton désir malsain, parce qu’il avait percuté ma vie trop vite et dans un moment trop inapproprié. C’était con de ma part.
Je t’en voulais de me désirer. Je me disais que tu méritais mieux que moi. Je me disais que tu allais ouvrir les yeux un jour et que j’allais en baver à ce moment-là. Tu me répondais avec effrontément qu’on ne choisit pas quand et de qui on tombe amoureux. Tu avais raison mais on s’est beaucoup disputés sur le sujet.
Cela allait vite. On se voyait tous les deux mois à l’occasion de tes voyages en France ou des miens aux USA. On se voyait dans ces chambres d’hotel, cela paraissait glauque mais on s’embrassait, on s’étreignait, et c’était magnifique. On irradiait de bonheur tous les deux, ce bonheur simple de s’être trouvés. On savourait notre chance.
Je me rappelle ces gens que l’on a croisés, qui semblaient frappés de ce feu qui nous habitait. Je crois qu’ils nous enviaient. Il y a eu ces vieilles dames qui déjeunaient dans un café en France, qui nous ont dit que nous étions un beau couple, et qu’il fallait nous chérir de toutes nos forces. Il y a eu cette femme noire américaine dans un restaurant, surprise par notre tendresse, qui nous a demandé si on venait de se rencontrer. Tu as menti en disant que nous avions vingt années de mariage derrière nous. J’ai souri en te regardant et j’ai adoré cet aplomb. 
Tu me parlais comme on devait me parler. Tu me remettais à ma place lorsque je montais sur ma chaire professorale pour tenter te donner des leçons sur la vie. Moi seul savait ce qui était bien ou pas. C’était nul.
Nos nuits étaient lumineuses. Je n’en avais pas passé des nuits comme cela avant toi, des nuits ou le désir te réveille. C’était incroyable j’avais 20 ans, et j’étais très amoureux.

Dans la voiture


Dans la voiture

J’ai l’inquiétude qui bat dans ma poitrine alors que je la conduis vers la clinique. Elle est sur le siège passager, elle a les yeux fermés, et la tête enfoncée dans l’appuie tête. Sa peau est pâle, presque transparente, son visage est enflé. D’ailleurs tout son corps est boursouflé. Je lui parle et les larmes me viennent. Comme à chaque fois que je l’ai eue en face de moi pendant ces 6 derniers mois, je lui dis qu’il faut qu’elle consulte un docteur, qu’elle se soigne, je lui dis que je l’aime. Elle ne dit rien, elle somnole, je la sens à bout de forces.
A Noel, il y a 4 mois, elle etait tellement fatiguee qu’elle s’endormait a table en plein milieu du repas. J’avait fait intervenir le SAMU mais elle avait trouve suffisamment d’énergie pour hurler et lui faire promettre de ne pas la faire hospitaliser. Les urgentistes avaient battu en retraite.
Une vingtaine d’années auparavant, j’emmenais mon père à ses séances de chimiothérapie au Val de Grace.  Il était recroquevillé comme elle au fond du siège, et à chaque virage il me disait d’aller plus doucement. La tumeur le fatiguait. Cette saloperie réduisait à une vitesse hallucinante les contours de cet homme. Il mettait alors  une perruque grise et son costume à carreaux pour maintenir les apparences. J’étais jeune et je ne comprenais pas, je refusais de le voir malade, je refusais l’hypothèse de sa mort. Il était dressé contre cette maladie, un monolithe de volonté arcbouté contre l’avancée irrésistible de cette saloperie. Même lorsque l’opération chirurgicale lui avait foiré le contrôle de la moitié droite de son corps, il avait continué à se battre comme un lion, pédalant comme un forcené sur un vélo d’appartement dans la cave, avec l’espoir fou de retrouver la commande de cette jambe droite.
On arrive aux urgences de l’hôpital. Il est tard ce dimanche soir. Je soutiens ma mère pour marcher dans cette cour des miracles qui rassemble un couple d’ivrognes, et un sportif avec la jambe de survêtement ensanglantée. L’équipe soignante voit ma mère, et la saisit immédiatement. Elle est allongée sur un lit brancard. Je suis écarté, les portes automatiques se referment devant moi. On m’appellera.
Je retourne à la salle d’attente, la machine à café me sert un potage. Ce sera mon repas je n’ai pas trop la force d’avaler quoique ce soit. Je m’assois, je me lève, je fais le couloir. J’envoie un SMS à Cécile et à mon frère.
Vers 23h on m’appelle dans la salle de soins. Ma mère est perdue dans ce hall de gare avec des lits remplis de gens dans tous les sens. Cela me fait penser aux images des hôpitaux de guerre dressés sur les lignes de front. Je ne pensais pas avoir à visiter ce genre de lieu. On me dit que je dois lui parler et qu’on souhaite me parler ensuite. Je lui parle donc, en embrassant son front. Elle est fatiguée et ses mots trainent sans doute sous l’effet des médicaments qui coulent dans son bras. Elle me tend sa bague avec son diamant, celle que j’avais vu mon père lui offrir dans la salle à manger à leurs 40 ans. Elle repart dans les vapes. Le moniteur cardiaque indique 110 pulsations.
C’est affreux ce moment. Je suis impuissant. Je m’en veux instantanément de ne pas l’avoir emmené plus tôt.
Je m’assois devant le docteur qui a moins de trente ans. Un grand black sympa qui m’explique que ma mère est en situation d’œdème et qu’elle va être tout d’abord hospitalisée en pneumologie afin d’évacuer le liquide qui remplit son corps et plus particulièrement le contour de ses poumons. Il me dit aussi qu’elle subira une batterie de tests parce qu’ils ne sont pas surs de savoir ce qu’elle a. Cela peut être grave me dit-il.
Je sors de l’hôpital. Je suis surpris par la nuit. J’ai la tête vide et mais ma seule envie est de t’envoyer un message. Tu me réponds presqu’instantanément et tes mots me laissent moins seul. Tu me dis de rester auprès de ma mère et d’oublier le boulot.
Bien sûr que j’attendais ces mots-là, bien sûr que tu ne pouvais pas écrire autre chose, mais même attendus, même sans surprise, ces mots sont bons à lire, simplement bons à lire.

Belharra



Belharra


Elle s’appelle Belharra. C’est une vague solitaire qui arrive de l’Atlantique certains hivers, et qui déboule sur la côte Basque. Un mascaret marin de 10 mètres de hauteur qui se lève aussi mystérieusement qu’il disparaît. 

Les jours de grand vent, un petit groupe de fous furieux se retrouve sur la route de la corniche coincée entre Hendaye et Socoa. Ils l’attendent le cul sur le capot des voitures.  Le corps coincé dans ces combinaisons d’hiver qui t’étranglent le cou comme une jugulaire, ils écoutent ceux qui y sont déjà allés. Ceux-là expliquent aux autres combien c’est flippant.

Tu montes sur la poitrine du monstre, et au milieu tu pivotes avant que sa gueule pleine d’écume ne t’avale.

Ensuite c’est un surf plein d’énergie, une interruption de ta vie, ou les repères horizontaux et verticaux volent en éclats, tu descends pleine balle vers la plage. C’est une bataille pour sauver ta peau qui te laisse une émotion inédite. 

J’aurais surfé Belharra avec toi… une vague unique.

samedi 23 mars 2019

L’aéroport





« on enterre ce qui meurt, on garde les bons moments … »


Il est 5h30 quand je me lève fripé dans ma chambre d’hôtel. J’écarte le tissu vinyl marron crade d’un rideau sur un échangeur d’autoroute, avec en arrière-plan l’aéroport de Cincinnati.

Le redémarrage du cerveau commence par la dernière séquence de la soirée. Mon avion de retour vers Paris qui est tombé en panne, les heures passées à patienter dans un terminal qui sent le graillon, avant qu'une hôtesse potelée, vienne nous annoncer avec un air faussement navré, que notre départ était décalé tôt le lendemain. La nuit fût donc courte, mais un décapage à l’eau chaude sous la douche finit de me réveiller. J'enfile la chemise de la veille, c'est la seule option d'habillement puisque ma valise est restée plantée à l'aéroport. J'exprime intérieurement ma reconnaissance à la compagnie aérienne qui m'offre ce joli moment.



Le petit déjeuner vient de commencer quand je descends. Je m'assois à côté d'une vielle dame qui a du mal à marcher et qui pose ses béquilles contre la banquette. Je pense forcément à ma mère que j’ai laissée au fond de son hôpital avec ses tuyaux plantés dans son bras squelettique et le visage pris dans son masque respiratoire...La discussion s'engage. La vieille dame arménienne m'explique qu'elle est plantée par le même avion que moi, et qu’elle se prépare à un très long voyage puisqu’elle a raté le seul vol hebdomadaire de Paris pour Erevan, sa destination finale. Je compatis, sans écouter  vraiment.


Je suis ailleurs. 


Je t'attendais sur le parking. J'avais bidonné une fausse excuse pour fausser compagnie au groupe de collègues qui était descendu dans le même hôtel : une explication à base de diner chez une vieille connaissance américaine, je pense qu’ils flairaient l’escroquerie mais ils s’en foutaient.  Une fine pluie s’est mise à tomber en levant une odeur de goudron chauffé par un premier soleil de printemps. Les écouteurs dans les oreilles, j'écoute un titre de Noir Désir "A ton Etoile". Je remonte la capuche de mon sweat pour parer à ce faible crachin de début d’été, même si du coup je deviens une copie pathétique d’un adolescent.


Une voiture énorme a déboulé, un command car blanc avec une GI Joe girl à son volant. Une surprise : je t’aurais plutôt vue conduire une allemande, une voiture raffinée et feutrée. En montant dans ton tank, j’ai souri en me demandant si tes hauts talons touchaient les pédales.


A peine assis, tu m'as balancé un "Bonjour Monsieur Meillier" avec la malice qui pétillait derrière tes yeux. Cela m’a cueilli dans mon élan, j'ai dû dire maladroitement  «Emmène-moi ou tu veux ». Cela ressemblait à un ordre, mais c'était plutôt un cri de panique ou un appel au secours. J’avais envie de mouvement.


Après m’avoir regardé dans un silence souriant, tu as démarré. On savait bien que l’on n’aurait pas dû  être ensemble dans cette voiture. En tout cas moi je ne pouvais pas me prétendre innocent, je savais…J’avais déjà traversé la frontière qui sépare un pauvre type d’un sale type. Mais au fond je n’arrivais pas à m’en vouloir. La joie de fuir une ambiance pourrie à la maison, et celle de passer une soirée en compagnie de tes yeux verts sombres, et de l’énergie joyeuse que tu dégageais, venait faire taire tout prémices du sentiment de culpabilité qui aurait pu flotter sur mes pensées.

Au volant, tu te taisais et je refusais qu’un silence gêné s’installe alors j’occupais le vide avec un monologue sur la météo. Je pataugeais et j’angoissais un peu. Heureusement un trajet rapide jusqu’au  restaurant japonais m’a sauvé du naufrage. On a diné en tête à tête, mais je n'avais pas faim. On a ouvert les placards de nos vies respectives, il y avait tout à apprendre de toi. Je t’ai parlé des enfants, de ma femme et de ma fierté pour cette famille. Tu as baissé la tête. J’adorais cette grâce que tu avais. Je me sentais pataud.
 Quand on est sortis pour aller à pied vers le café-théâtre, tu marchais devant, et mon regard restait fixé sur ta nuque. Je trouvais cela incroyablement élégant et féminin. J’ai approché ma main, et dans la surprise tu as tressailli. J’ai ressenti une émotion du niveau de celle de Buzz Aldrin quand il a découvert un nouveau territoire en ouvrant la porte de son module lunaire. On s’est assis à côté de la scène sur laquelle un grand gars racontait avec une voix de démarcheur des trucs qui faisaient marrer tout le monde… sauf moi. D’abord je ne comprenais pas grand-chose, et puis j’étais occupé à te prendre la main, et à regarder ton sourire qui naviguait sur tes lèvres.


En sortant la nuit était tombée mais l’air était tiède, je t’ai embrassé sous un réverbère, et je crois bien que j’aurais pu continuer à t’embrasser comme cela toute la nuit.



Une soirée est passée. Le lendemain je devais prendre l’avion vers la France et on en est restés là. J’ai regardé ta silhouette s’éloigner, je fondais intérieurement…

Ce matin, c’est un changement de focale, dans mon lobby d’hôtel je replonge mes yeux sur ma tasse de liquide noirâtre devant moi, un café américain avec juste l'odeur et pas le goût. Je n’ai plus trop envie de terminer ma tasse, du coup je me lève en prenant congé de la vieille arménienne. Ma trousse de toilette est dans ma valise en train de m’attendre à l’aérogare, je suis donc dispensé de brossage de dents. Je règle la note d'hôtel, j’attends mes collègues qui me rejoignent dans le lobby.


La hotline de la compagnie aérienne nous confirme que le problème d’avion est résolu, et que l’on nous attend dans quelques heures pour l’embarquement. Je sors de l’hôtel avec le groupe pour attendre la navette de l'aéroport. Le soleil rosit le ciel, c'est une belle journée de printemps qui s'annonce, et cette perspective parvient même à rendre ce lieu sans âme à peu près joli. Sur mon téléphone, tu m’as envoyé deux SMS : deux chansons. J’éprouve la joie du gosse qui découvre ses cadeaux de Noel. Je m'écarte du groupe. Les premières notes de musique habillées par la voix de cœur de pirate accompagnent parfaitement ce lever du soleil. Cette voix féminine éraillée que j’adore.


"Found the fire in the rainBurning drops drowned all my pain
Listen to the oceans brawl


I’ll find you and then I’ll crawl"


Je ne suis plus un perdreau de l’année, j'ai la peau épaisse et la vie m'a appris aussi à ne pas m'enflammer, mais un truc m'attrape par surprise, je n'étais pas prêt à entendre ces mots.


“And I’ll find my way back home
Just to read upon the light that’s in your eyes"


A ce moment j’ai le cœur tellement léger que je dois léviter au-dessus du sol.


lundi 1 octobre 2018

Le Bolero de Ravel



Deux mois après notre mission aux US, on passa un jalon important du projet avec le figeage de l’architecture générale. On était finalement parvenus à un accord avec les collègues américains : ils avaient pris la responsabilité du développement du système de contrôle,  du circuit de refroidissement, et de l’interface client. Nous avions pris la responsabilité du développement de la turbine.

Le projet commençait à prendre forme, et tu faisais maintenant partie de l'équipe. Tu assurais le suivi budgétaire avec des conférences téléphoniques régulières pour regrouper les deux équipes et discuter de l'avancement des investissements et des dépenses de fonctionnement.

Tu étais gaie, légère, je trouvais que tu n'étais pas à ta place sur le poste que tu occupais. On imagine les comptables toujours sérieux posés voire introvertis, et puis par nature j’étais méfiant : je n’aime pas que l’on regarde par dessus mon épaule pour vérifier l'avancement de mon travail.  Ton côté superficiel m'agaçait et une lumière rouge avec le mot PRUDENCE, a commencé à s'allumer dans mon cerveau à chaque fois que l'on devait travailler ensemble,

En même temps ton côté enfant rebelle me fascinait, m'attirait. C'était gris et figé autour de moi. Tu étais le mouvement et la lumière. J'aimais cela et j'en avais besoin.

Les emails se sont enchaînes avec à chaque fois quelques mots un peu moins professionnels et un peu plus personnels. J'ai appris que tu étais expatriée depuis 20 ans aux US que tu avais 1 fils de 16 et une fille de 18 ans, soit un an de plus que mes deux filles.

On a commencé à s'approcher l'un de l'autre, on s'est dévoilés réciproquement. C'était comme le bolero de Ravel : cela commence par la flûte envoûtante d’un charmeur de serpent pour finir avec la sarabande des caissons et cymbales.

mercredi 19 septembre 2018

Le café des Cadrans



J’ai retrouvé Michel dans le jardin du château ce mercredi après-midi. C’était curieux ce choix : le jour des enfants et des mamans. On s’était donné rendez-vous à la statue de Diane chasseresse, du côté du jardin à la Française, là où l’on s’était rencontrés pour la première  fois. J’avais 7 ans et lui 8.  Quelque mois auparavant, ma mère était venue me chercher dans le village de l'Allier ou habitaient mes grands-parents. Elle m’y avait  quasiment oubliée, pendant 6 longues années, pour que je profite de la prodigalité de nos campagnes dans la France de l’après-guerre sujette aux privations, mais surtout pour ne pas être un fardeau pour ma mère.

Le printemps allait bientôt revêtir de vert tendre les nouveaux rameaux des buis. Sous le soleil permissif de Mai, les arbustes échevelés pousseraient alors en dehors du parallélépipède strict des haies, jusqu’à ce que les taille-haies des jardiniers viennent faire entrer tout dans l’ordre.

Le bruit des gravillons sous nos chaussures nous rappelait les courses des parties de cache-cache.

Michel parlait beaucoup, et finalement je lui en étais reconnaissante, cela m’était impossible de meubler autant de silences. J’écoutais un mot sur deux, mais cela me sauvait de l'inconfort et de la gêne de me trouver seule avec un homme. Cela faisait des années que cela ne m'était pas arrivée. 

La fin d’après-midi s’annonçait, les lycéens et les étudiants arrivaient maintenant en paires dans le jardin et s’asseyaient sur les bancs pour se bécoter. J’étais fatiguée et j’avais envie que l’on se pose quelque part. On est donc sortis du parc pour aller  pousser la porte du café des Cadrans. Devant nos tasses de chocolat chaud on s’est racontés. Il m’a décrit ses études, sa carrière brillante de Neurologue, ses quatre enfants, et sa belle famille. Il habitait avec sa femme à Montmartre, je n'aimais pas ce quartier de Paris. Je trouve que cette église blanche du sacré cœur blanc trônant sur cette bosse ressemble à un décor de boule à neige pour touriste.

On convoqua nos souvenirs pendant quelques heures. On parla de l’armurerie de mon père, et des chasses dominicales. Mon père me réveillait tôt ces dimanches, mais j’étais heureuse qu’il m’emmène avec lui. Etre seule avec lui, loin de ma mère, pendant une matinée. J'avalais un café au lait, deux tartines, et lui et moi montions dans la Juva 4 qui quittait la ville endormie. Sur la banquette arrière, j’étais allongée sous une couverture pour finir ma nuit. Thaisse était à mes pieds : une femelle cocker adorable avec une robe couleur noire jais. Les odeurs de carburant et de cuir ciré remplissaient l’habitacle et ne faisaient pas bon ménage avec le café au lait. Cela me levait le cœur, mais je n’aurais donné ma place pour rien au monde, j’échappais à la messe ! On garait la voiture en bordure de forêt.  Je descendais à moitié endormie, accueillie par les aboiements des chiens, le froid me piquait le visage. On retrouvait les autres chasseurs, dont le père de Michel, qui nous attendaient le fusil cassé au creux du bras, en fumant leur cigarette. On partait en marchant dans les sentiers. 

Michel extirpa de son portefeuille une photo de ses 3 fils et de sa femme, une grande perche mince avec des cheveux filasse teints en roux qui flottaient dans des vêtements hippie. Un style approximatif qui était une surprise pour moi : j’avais imaginé autre chose pour les cheveux blancs ondulant et les chemises à carreaux vichy BCBG de Michel. 

J’étais mal à l’aise. Je pensais à mon André. Je pensais aux regards des autres, et à ce qu’ils penseraient. Cela me paraissait incongru de ressasser mes souvenirs avec cette homme.

Je lui ai raconté l’histoire après le décès de mon père, le moment où l’on s’était perdus de vue. D’abord la gentille expulsion que j’avais vécue de chez ses parents ou j’avais été placée au décès de mon père. Les parents de Michel avaient été désignés par mes parents pour être mes tuteurs jusqu’à ma majorité. Mais 6 mois après ma majorité j’avais du plier bagage afin de ne pas perturber les révisions de Michel qui se préparait à passer son baccalauréat.  J’avais été ensuite recueillie par ma marraine qui habitait dans le 15eme à Paris. Elle vivait une liaison avec une autre femme, un secret lourd à porter dans la France à la fin des années 50, et je m’aperçus vite que j’étais de trop. J’eus alors la chance de trouver une place dans un foyer de jeunes filles qui me permette de finir mes études de sténo dactylo. J’étais soulagée de ne plus dépendre des uns ou des autres.

J’avais rencontré André un peu avant le décès de mon père. L’amour de ma vie. A la fin de mes études, il était au service militaire dans la marine. On a décidé de se marier,

Je lui ai raconté le pavillon qui se construisait dans un lotissement à la fin des années 60. La réussite d’une famille moyenne française. L’éducation compliquée de l’ainé finalement parti vivre en Angleterre, et celle plus tranquille du cadet qui vivait maintenant sur la Seine Maritime. 

Je me sentais tout à coup oppressée, je me suis interrompue. J’ai levé les yeux sur les quelques tables occupées en ce soir d’un jour de semaine. D’abord une table autour de laquelle s’était assise deux mères de famille, et leurs enfants. On ne savait pas qui piaillait le plus. Puis au fond du café une table à l’écart avec un couple qui se tenait la main et qui ne semblait ne plus pouvoir se quitter des lèvres, ventousés l’un à l’autre.

La soirée s’avançait, il était temps de rentrer pour lui comme pour moi. Je l’ai conduit à la gare. On s’est fait la bise en se promettant de se revoir. Il est sorti de la voiture, et j’ai regardé sa silhouette trappue entrer dans la gare.

J’ai pris la route qui s’enfonçait dans la forêt pour le chemin du retour. 

lundi 17 septembre 2018

Le bocal



Allongé sur le dos les yeux ouverts je passe des nuits à écouter le silence obscur.

Je n'arrive pas à être béatement heureux en attendant le vendredi soir, les vacances, ou la retraite. Assis sur le bord du grand plongeoir, je regarde un peu aigri les gens patauger dans le grand bain. Je rumine. 

Pourtant, avec la cinquantaine en vue, je coule les jours tranquilles d'un contribuable remboursant a taux fixe son bonheur pavillonnaire. La douce mélodie d'un train-train quotidien rythme ma vie avec pour décor un job d'ingénieur dans la filiale d'un groupe américain, et une femme  qui veille sur moi et sur nos deux filles avec tendresse et attention. J’habite chez une famille française moyenne. Nous faisons partie des couples qui "s'en sortent"...

Comment être mécontent de son sort ? Ce spleen du quinquagénaire pourrait ressembler à un trépignement d'enfant gâté, mais vu de l'intérieur c'est de l'amertume et cela me ronge sans y pouvoir grand chose. Je fais avec.

J’en suis là au printemps 2015. J’organise un déplacement aux USA avec l’équipe Française en charge du développement de la nouvelle version d'une turbine industrielle. On doit discuter avec l'équipe américaine des options techniques retenues et de celles qui sont écartées : pas assez fiables et ou trop chères. Notre groupe descend de l'avion, C'est la fin d'après midi. On est tous un peu fripés du voyage en classe économie, et vaguement nauséeux du menu poulet ou pâtes dont la compagnie aérienne nous a généreusement gratifié. Notre hôtel, planté en périphérie d'une zone commerciale, sent bon la morale mormone javellisée. On y avale notre  traditionnel steak bière au restaurant ou flotte une odeur de graillon prégnante. On est tous cassés, le départ de la maison était très matinal, cela fait donc 20 heures que l'on est debout. J’éteins la clim de la chambre qui fait un bruit d’avion, je m’affale sur le lit, et je m'éteins pour une nuit sans rêves.

Le sommeil stoppe net à 4 heures avec le décalage horaire...Je tourne dans le lit, et puis finalement je tue le temps me séparant du petit déjeuner en envoyant quelques sms à la maison. On rejoint nos collègues américains en salle de réunion, pour s'échiner pendant toute la matinée sur une règle de partage des coûts de développement d'une option coûteuse et à la fiabilité incertaine. La discussion était tendue chacun campait sur ses positions. 

Tu es entrée dans la salle de réunion au milieu de cette guerre de tranchees. Une heure auparavant un  directeur américain t'avait présentée à notre petit groupe : Claire Tardieu avait été nouvellement embauchée pour se charger de la noble mission de trouver des terrains d’entente entre les deux parties. C'était un vrai défi au vu les enjeux.

Tu t’es assise à côté de moi en bout de table, une femme blonde aux yeux verts sombres et aux cheveux en pagaille. Tu etais habillée d’une robe blanche simple. J'avais l’impression de t’avoir déjà rêvée.

Dès la première rencontre, j’ai ressenti l'énergie qui émanait de toi, Claire. 

Je ne voulais pas renoncer à arracher un compromis, Je me suis levé et je suis passé au tableau avec l’envie de convaincre. J'en faisais trop, je parlais fort, j’utilisais des phrases toutes faites déjà entendues un million de fois. Les chiffres et les fausses évidences volaient, et je bouillais devant la mauvaise foi de mes collègues américains qui tentaient de noyer le poisson. Il devenait évident que l’on n’arriverait pas à se mettre d’accord. Je me suis assis à nouveau pour griffonner un vague compte rendu de la réunion, j’étais en colère contre moi de ne pas avoir réussi.

Je te regardais du coin de l’oeil, tu te taisais, tu laissais parler. Peut-être que tu t’en foutais, ou que tu ne comprenais rien de ce qui se discutait. 

Dans un vague brouhaha entre français et américains, tu as posé une question en Français qui n’avait rien à voir avec le débat, une grenade lançée a la volée au dessus du sourire farceur que tu arborais. Un silence s'est figé, les Français cherchaient a comprendre, les americains etaient perdus. Dans cette atmosphère électrique tu a pris tout le monde de court moi y compris.


Les Nuits

Les nuits Puisque tu vivais sur un autre continent, le téléphone mobile est vite devenu un prolongement de nos élans. Tu as pris une p...